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La Lud’interview d’Eric Sanchez

Eric Sanchez est l’auteur avec Margarida Romero, d’Apprendre en jouant aux éditions Retz. Retrouvez notre article sur leur ouvrage ICI.

« Le jeu est un espace de liberté qui permet de développer la créativité. » Eric Sanchez

D’où vient votre intérêt pour le jeu ?

 Je suis né avant les premières consoles de jeux vidéo. Mon mémoire de master en didactique des sciences portait sur l’analyse des usages de Chronocoupe, un simulateur dédié à l’enseignement de la géologie. Les élèves sont sortis des salles d’expérimentation en disant “On a bien joué”. Le cours de géologie avait en effet pris un tout autre sens. 

Ils se lançaient des défis et c’était devenu un jeu. Par la suite j’ai été impliqué dans des formations où j’ai utilisé le jeu comme moyen pédagogique, je me suis dit qu’il serait intéressant d’en faire un thème de recherche.

Qu’est ce qui est à l’origine de votre rencontre avec Margarida Romero et de cette convergence sur l’apprentissage et le jeu ?

C’est un collègue de l’Université Laval, à Québec, qui m’a présenté Margarida comme une chercheure travaillant sur des thématiques proches des miennes. Nous avons commencé à communiquer à distance, puis nous avons eu l’opportunité de donner une conférence commune dans le cadre du Rendez-vous des écoles francophones en réseau (REFER) à Québec en 2018. Nous avons choisi de traiter la question des mythes autour du jeu et de l’apprentissage : « Les ludomythes ». Cela a initié une réflexion commune qui aujourd’hui se concrétise dans cet ouvrage.

Apprendre en jouant est né pendant le confinement, les semaines libérées par la crise sanitaire nous ont permis d’avancer sur les chapitres, nous avons pu consacrer à l’écriture le temps libéré par l’annulation des conférences et des voyages…

Si vous deviez retenir un seul principe clé du jeu lequel serait-il ?

 Les relations entre didactique et conception de jeux sont nombreux. Les principes de didactique qui sont par exemple l’autonomie des élèves, la conception de situations dans lesquelles les élèves vont interagir, soit entre eux soit avec un milieu didactique, ce sont des principes qui  fonctionnent bien pour concevoir un jeu. D’ailleurs, je donne un cours à l’Université de Fribourg qui s’appuie sur le game design : on commence en jouant à un jeu puis on le décortique, on analyse les concepts qui ont permis de penser le jeu. Ces concepts sont utilisables pour concevoir des jeux, mais aussi pour élaborer des situations d’apprentissage qui ne relèveraient pas du jeu. Il y a une certaine communauté de pensée entre les game designers et les enseignants.

Le principe que je pourrais mettre en avant est celui-ci. Selon moi, on n’apprend pas du jeu. Les travaux de Dewey sont intéressants à cet égard. Dewey parle d’« expérience connaissante » et ce faisant, développe l’idée d’apprentissage expérientiel. Mais Il me semble que Dewey, dans ses travaux, minimise ce qui se passe après l’expérience, et donc, pour ce qui nous concerne, après le jeu. En effet, en français, knowledge a deux sens : connaissance et savoir. Les connaissances sont intrinsèquement liées à la situation, elles sont subjectives, contextuelles, et donc difficilement transférables. Par exemple, en jouant à Mecanika, un élève  comprendra probablement comment les forces peuvent influer sur les trajectoires de particules mais il ne sera pas pour autant capable de comprendre la mécanique newtonienne car il ne maîtrisera pas les modèle et concepts de la physique. Pour apprendre du le jeu, il est nécessaire de conduire une réflexion sur son expérience de jeu. C’est le débriefing, que la didactique nomme institutionnalisation. L’institutionnalisation est une partie du débriefing. Elle permet que les connaissances subjectives soient transformées en savoirs objectifs, explicites et communicables. Il faut donc inclure le jeu dans un scénario pédagogique et le temps consacré au débriefing ne doit pas être minimisé par rapport au temps consacré au jeu.

Mais, selon moi, les vertus du jeu ne se limitent pas à ses propriétés éducatives, le jeu est un espace de liberté qui permet de développer la créativité. C’est pourquoi nos ateliers dédiés à la conception de jeu, nos game jams, sont organisés de manière à être vécus comme ludiques.

Pensez vous qu’il serait possible et/ou judicieux de combiner le jeu à une évaluation sommative ? Pourrait on alors encore parler de jeu ?

Il faut déjà faire la distinction entre notation et évaluation, car les deux notions sont souvent confondues. Evaluer est différent de noter. Quand on évalue on s’appuie sur des objectifs d’apprentissage et on vérifie si ces objectifs sont atteints. L’évaluation est un processus qui permet de piloter l’apprentissage.

Le jeu permet une forme d’auto-évaluation parce que chaque action du joueur déclenche des feedbacks qui permettent au joueur de juger la pertinence de ses actions et des connaissances qui les sous-tendent.  Parfois, les jeux comprennent un système de traçage des erreurs qui peuvent alors être rendues visibles à l’enseignant et donc traitées.

Paradoxalement, le jeu place parfois les élèves dans une situation proche de la réalité. Si le jeu reproduit de manière réaliste une situation réelle, alors l’enseignant pourra évaluer les compétences de l’élève de manière plus efficiente que par le biais d’une épreuve déconnectée des conditions d’exercice de cette compétence. Pour que cela soit possible il faut néanmoins que le jeu reproduise bien le domaine de référence.

Préférez-vous les jeux coopératifs ou compétitifs et y a t-il une raison particulière ?

J’adore les jeux compétitifs, mais également ceux qui sont coopératifs. En réalité, tous les jeux sont compétitifs : on joue contre le game designer, contre des adversaires, contre soi-même… S’il n’y a pas de compétition il n’y a pas de jeu. Huizinga (Huizinga, J. (1951). Homo ludens: essai sur la fonction sociale du jeu. Paris: Gallimard) le décrit bien.  Le jeu est une manière d’établir un ordre social symbolique.

Les jeux sont toujours coopératifs, car le joueur doit d’une certaine manière accepter les règles du jeu. Par ce biais, d’une manière, il coopère avec ses adversaires. Sinon, il triche… Certains jeux sont plus collaboratifs que d’autres et le défi ne peut alors être relevé qu’en équipe.

Faire jouer des stagiaires durant une formation : avez-vous des astuces pour ne laisser personne de côté ?

On doit accepter que certains ne rentrent pas dans le jeu. Il m’est arrivé, au cours d’une formation que j’ai animée, qu’un des joueurs se mette clairement en retrait pendant le temps consacré à un escape game. Il me semble néanmoins que cette personne a beaucoup appris en observant les autres jouer. Elle a en effet pu beaucoup apporter lors de la phase de débriefing. On ne peut, de toute manière, pas obliger quelqu’un à jouer.

Comme vous l’avez peut-être vu, les enseignants se sont emparés de la plateforme Genially afin de créer des jeux. Si vous avez pu jeter un coup d’œil sur quelques jeux, pourriez-vous donner des conseils aux enseignants pour réussir leurs jeux ?

Les ateliers que j’anime sur la conception de jeu prennent la forme de game jams. En une journée, au minimum, les participants parviennent à concevoir un jeu qui pourra ensuite être réalisé. Le processus est très formalisé et comprend :

  • une définition des objectifs pédagogiques ;
  • une analyse des contraintes du contexte et la réalisation de personas (description de joueur, de ses attributs);
  • des temps de brainstorming pour créer des univers de jeux et les énigmes ;
  • la formalisation du scénario et un temps dédié au prototypage

Chaque étape s’appuie sur des outils spécifiques. Nous travaillons aussi à l’amélioration de nos outils pour gagner en qualité et efficience.

Pour un enseignant isolé, c’est probablement complexe de suivre l’ensemble de ce processus. Mais le premier conseil que je pourrais donner, c’est de ne peut- être pas tout de suite se lancer dans la conception mais d’utiliser les jeux des autres, de les adapter à son enseignement. Le deuxième serait de travailler en équipe, de rejoindre des collectifs avec des personnes qui en savent un peu plus, de rentrer dans une logique d’échange et de partage, de travailler ensemble et de partager les jeux qui sont produits. Aussi de se former aux méthodes de game design, de lire, d’aller consulter ce qui a été fait par d’autres pour avoir une démarche plus professionnelle et… de faire de la didactique.

La bibliographie d’Apprendre en jouant est dense, quel serait votre conseil lecture indispensable pour approfondir le thème de la ludicisation ?

Rules of play : Game Design Fundamentals d’Eric Zimmerman aborde les questions du game design et donc des moyens à mettre en œuvre pour ludiciser une situation qui peut être une situation d’apprentissage.

Où en sont vos travaux de recherches sur le débriefing menés avec vos étudiants ?

Un modèle théorique a été créé par Maud Plumettaz-Sieber dans le cadre de sa thèse. Ce modèle s’appuie sur cinq dimensions à prendre en compte. Il est aujourd’hui utilisé pour concevoir le débriefing de nombreux jeux. Maud devrait soutenir sa thèse cette année.

Auriez-vous un message à transmettre aux détracteurs du jeu en classe ?

Ma mission ne consiste pas dans la promotion du jeu ; il se trouve qu’il s’agit de mon domaine de recherche pour différentes raisons. C’est un domaine qui a été relativement peu exploré… C’est une activité fondamentalement humaine et il est étonnant que nous n’ayons pas plus de Johan Huizinga, de Roger Caillois, de Jacques Henriot ou de Gilles Brougère pour s’intéresser au jeu. Aujourd’hui, les principaux travaux qui sont menés le sont selon une perspective qui consiste à appréhender le jeu au sens de l’artefact avec lequel on joue et non la situation de jeu subjective qui est vécue par le joueur. C’est un domaine de recherche qui reste à développer.

Je pense qu’un enseignant devrait disposer d’une large palette de ressources pédagogiques: il doit être capable d’enseigner face à ses élèves selon des modalité magistrales, il doit pouvoir les faire travailler en équipe, sur des projets… et le jeu est une méthode parmi d’autres. Mais évidemment, comme toutes les méthodes, elle suppose des apprentissages spécifiques, de se former professionnellement.

Le jeu et les sciences cognitives ? Des ouvrages à conseiller ?

 Dans mon prochain livre, j’essaye de proposer un modèle intégrateur du jeu, de regarder les relations entre jeu et apprentissage de manière systémique. Le contexte dans lequel on joue et dont on conçoit les jeux, le rôle de l’enseignant, les situations de jeu collectif et individuel sont étroitement liés. Le modèle qui nous sert de paradigme de recherche dans mon équipe vise à explorer ces interactions et à tenter de comprendre comment jouer permet d’apprendre. J’espère que les avancées théoriques sur ces questions permettront prochainement de produire des ouvrages accessibles aux enseignants.

Quels sont vos jeux du moment ?

Among Us. C’est un jeu qui combine, de manière très pertinente, interactions numériques et échanges entre joueurs, compétition et collaboration. Ce jeu favorise le second degré, la méta-communication. J’ai prévu de l’utiliser très prochainement dans le cadre d’un cours en ligne.

Un grand merci à Eric Sanchez pour ce temps extrêmement riche consacré à la Team Ludens !

Retrouvez l’entretien ici :

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